Vassili GROSSMAN

Vassili GROSSMAN



Le grand écrivain ukrainien Vassili Semionovitch Grossman (né en 1905) vit les dernières années de sa vie. Il ne peut plus être édité dans son propre pays, l’URSS, mais doit néanmoins assurer sa subsistance et celle de sa famille. Grossman accepte la proposition de l’écrivain arménien Hratchia Kotchar, qui lui demande de traduire en russe son dernier roman, Les enfants de la grande maison. L’éditeur arménien s’engage à payer les frais de voyage, le séjour pendant deux mois et de verser un salaire.

Grossman quitte Moscou le 1er novembre 1961 et met deux jours à atteindre Erevan, la capitale arménienne, après avoir traversé trois mille kilomètres en train. Lorsqu’il arrive en Arménie, Vassili Grossman, géant des lettres russes du XXe siècle, est un homme démoralisé. Le grand œuvre de son existence, Vie et destin[1], a été saisi[2] avant publication par le KGB pour critique du stalinisme.

Son voyage en Arménie, sur ces terres reculées, provoque une rédemption : « J’ai vu, écrit-il, le fondement, la racine d’un peuple millénaire de laboureurs, vignerons, bergers ; j'ai vu des maçons ; j’ai vu des assassins, des zazous, des sportifs, des magouilleurs et des roublards, j’ai vu de grands dadais paumés, et j’ai vu des colonels et des pêcheurs du Sevan... En chacune des personnes, si spéciales et différentes, il y a une nuance, une couleur, qui participe du caractère national… La poésie, l’architecture, la science, l’histoire, cessaient d’avoir une signification en elles-mêmes... Elles n'avaient de sens que dans la mesure où elles permettaient de mettre en évidence la supériorité du caractère national arménien… J’ai compris que dans cette promotion à outrance du caractère national arménien, les coupables étaient ceux qui, de longs siècles durant, avaient bafoué la dignité arménienne. Les coupables étaient les assassins turcs qui avaient fait couler le sang arménien innocent. »

Grossman, outre son travail de traduction, écrit en décembre 61, Que la paix soit avec vous, un carnet de voyage, que Grossman envoie pour publication, en vain, au journal Novy Mir. Le livre paraît en 1965, dans la revue Literaturnaia Armenia, amputé de plus de la moitié. En 1988, il est édité en version intégrale. À son retour d’Arménie, Grossman est pris de douleurs à l’estomac. Il pense que cela provient de la cuisine épicée des plats arméniens. Il s’agit en réalité des premiers signes du cancer de l’estomac qui l’emporte deux ans plus tard, à 58 ans.

À la fin de Que la paix soit avec vous, le coauteur (avec Ilya Ehrenburg), du Livre noir sur l’extermination scélérate des Juifs[3], décrit une noce dans un village de l’Ararat où se rassemblent des paysans, des charpentiers, des maçons, des bergers, des mères de douze enfants, le peuple, pour fêter un mariage : « Ils ne pleuraient pas parce que le fils se mariait et allait quitter sa mère, ils pleuraient à cause des innombrables pertes et souffrances qui s’étaient abattues sur les Arméniens, parce qu’il est impossible de ne pas pleurer sur la mort horrible des proches lors du génocide arménien, parce qu’il n’est pas de joie au monde qui puisse faire oublier la souffrance d’un peuple, oublier la terre natale de l’autre côté de l’Ararat. » Grossman raconte le repas de noces.

Soudain, parmi les convives, un maigre paysan aux cheveux gris, le charpentier du kolkhoze, prend la parole pour parler des juifs. Le paysan a lu les livres de Grossman, ses articles de guerre dans lesquels sont évoqués les Arméniens. Le paysan déclare : « Voilà un homme dont le peuple a subi de cruelles souffrances et qui écrit encore sur les Arméniens ! ». Le paysan confie à Grossman, qu’il aimerait qu’un fils du peuple martyr arménien écrive sur les juifs. Tout le village présent approuve : « le sang et les souffrances avaient rapproché juifs et Arméniens ». Le livre se termine par la ronde nuptiale des villageois, dansant en tenant des bougies allumées.

Grossman conclut : « Il y avait dans ce peuple une unité, une vie indestructible – en elle étaient réunies la jeunesse, les années de maturité et la tristesse de ceux qui s’en vont. Le lien unissant ce peuple semblait éternel, les malheurs, la mort, les invasions, l’esclavage ne pouvaient le rompre. »

Karel HADEK

(Revue Les Hommes sans Epaules).


[1] Dans ce roman-fresque, composé dans les années 1950, à la façon de Guerre et paix, Vassili Grossman (1905-1964) fait revivre l'URSS en guerre à travers le destin d'une famille, dont les membres nous amènent tour à tour dans Stalingrad assiégée, dans les laboratoires de recherche scientifique, dans la vie ordinaire du peuple russe, et jusqu'à Treblinka sur les pas de l’Armée rouge. Au-delà de ces destins souvent tragiques, il s'interroge sur la terrifiante convergence des systèmes nazi et communiste alors même qu'ils s'affrontent sans merci. Radicalement iconoclaste en son temps - le manuscrit fut confisqué par le KGB, tandis qu’une copie parvenait clandestinement en Occident -, ce livre pose sur l'histoire du XXe siècle une question que philosophes et historiens n’ont cessé d’explorer depuis lors. Il le fait sous la forme d’une grande œuvre littéraire, imprégnée de vie et d’humanité, qui transcende le documentaire et la polémique pour atteindre à une vision puissante, métaphysique, de la lutte éternelle du bien contre le mal.

[2] Ce roman, confisqué par le KGB et interdit de publication pendant vingt ans en Union soviétique, a pu par miracle être sauvé et envoyé sous forme de microfilms en Europe au début des années 1980. Il ne paraîtra en Russie qu’en 1989.

[3] Le titre complet est : Le Livre noir sur l'extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l'URSS et dans les camps d'extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945, pour la première fois publié en français par Actes Sud/Solin en 1995.



Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules


 
Dossier : Daniel VAROUJAN & le poème de l'Arménie n° 58